L’objectif pédagogique et la taxonomie de Bloom
La partie la plus difficile de toute action, de toute nouveauté est d’abord d’en définir l’objectif. Où est-ce que je veux aller ?
Si je ne sais pas où je veux aller… aucune chance d’y arriver.
Quand on parle d’un objectif pédagogique, un objectif d’apprentissage, c’est souvent encore plus compliqué.
Voici une liste de personnes qui voudraient une formation et leurs objectifs tels qu’ils pourraient nous les formuler :
« Étienne aimerait être formé à l’analyse transactionnelle. »
« Marie voudrait maîtriser la technologie d’impression 3D. »
« Karim voudrait savoir organiser son temps plus efficacement. »
« Lei souhaiterait être meilleure avec Excel. »
Est-ce que cela parait clair ? Est-ce que vous visualisez le point d’arrivée ?
À la fin de sa formation, qu’est-ce que Lei doit être capable de faire ? Des « trucs » sur Excel qu’elle ne savait pas faire avant ? Mais lesquels ? Et Karim : de quel « savoir » a-t-il vraiment besoin ? Est-ce même vraiment de savoir ? Quant à Étienne c’est simple non ? Une formation sur l’analyse transactionnelle… 1 jour ? 2 ? 10 ? 2 ans ?
Il faut que l’objectif soit plus précis, qu’il nous indique un vrai point d’arrivée. Sinon Étienne, Marie, Karim et Lei n’y arriveront jamais.
Heureusement, il existe un outil : la taxonomie de Bloom.
(Oui, je sais, on dirait presque une incantation chamanique…)
Démystifions : le terme est complexe certes, mais il faut bien appeler un chat un chat. D’ailleurs, puisqu’on parle du chat : Le chat fait partie de la famille des félidés, appartenant à l’ordre des carnivores qui sont de la classe des mammifères. C’est une taxonomie.
Une taxonomie est une classification hiérarchisée. Celle des objectifs pédagogiques porte le nom de Benjamin Bloom, psychologue et pédagogue américain qui l’a développée avec ses équipes dans les années 50. [1]
Elle sert donc à définir le niveau d’arrivée de notre apprentissage et comporte 6 niveaux.
1/ Connaître
Je sais de quoi il s’agit. Je peux en parler. Je me fais une idée du fonctionnement, des enjeux, de l’utilité. C’est le niveau de la découverte, de l’information.
Par exemple : Étienne qui veut être formé à l’analyse transactionnelle.
En réalité, il ne veut pas devenir praticien de l’analyse transactionnelle, ni même l’utiliser en fait. Il voudrait juste savoir ce que c’est. Avoir quelques éléments concrets pour découvrir.
À l’issue de son apprentissage, Étienne sera capable de :
- Reconnaître une technique d’analyse transactionnelle
- Identifier les concepts de base de l’analyse transactionnelle
Comme vous pouvez le voir, des verbes spécifiques sont associés à chaque niveau de la taxonomie. Pour ce niveau, par exemple : reconnaître, identifier, lister, rappeler…
Maintenant que nous avons un objectif clair, nous pouvons proposer à Étienne une méthode pédagogique adaptée. Les vidéos YouTube, les articles de presse, une discussion à table avec un collègue ‘’qui s’y connait’’ sont les meilleures méthodes pour répondre à ce niveau de la taxonomie.
2/ Comprendre
Je sais comment ça marche, et pourquoi. Ma compréhension est réelle donc je suis capable de reformuler, de le dire avec mes mots. De l’expliquer à ma fille ou à mon grand-père. Je peux échanger sans problème avec quelqu’un « du métier ».
Prenons Marie, qui voudrait maîtriser la technologie d’impression 3d. En réalité, Marie est la nouvelle directrice régionale d’une entreprise qui fabrique des imprimantes 3d. Elle n’a pas besoin de savoir fabriquer une imprimante 3d de A à Z. Elle veut surtout pouvoir échanger avec ses collaborateurs, sans être ridicule.
À l’issue de son apprentissage, Marie sera capable de :
- Expliquer le fonctionnement d’une imprimante 3D,
- Différencier les différentes technologies (avantages, inconvénients, etc.).
Les livres, les MOOC, les cours d’université sont des outils de prédilection pour monter à ce niveau. Même si, bien souvent, il faut aussi pouvoir échanger, discuter, faire quelques exercices théoriques et parfois un peu de pratique avant d’y arriver réellement.
3/ Appliquer
On arrive enfin au niveau du savoir-faire, ici je FAIS quelque chose, je suis actif, je produis.
Prenons l’exemple de Karim, qui voulait organiser son temps plus efficacement. Karim ne veut pas seulement qu’on lui présente des outils de gestion du temps (connaitre) ou qu’on lui explique longuement comment ils marchent (comprendre). Il veut pouvoir les utiliser et gagner du temps !
À l’issue de son apprentissage, Karim sera capable de :
- Utiliser les outils X et Y de gestion du temps et des priorités,
- Mettre en œuvre les bonnes pratiques de gestion du temps.
Une fois cet objectif correctement défini, on voit bien que Karim va devoir suivre une formation complète et de qualité, c’est-à-dire celles qui font pratiquer, expérimenter, renforcer.
Une formation bien construite, en présentiel ou en apprentissage hybride (blended learning) est un très bon outil pour atteindre ce niveau. [2] Un accompagnement par un tuteur serait aussi une bonne solution.
Attention : le niveau 3 « appliquer » de la taxonomie de Bloom implique une vraie capacité à faire, c’est-à-dire à s’adapter au réel en autonomie. Le fait de suivre pas à pas un tutoriel ou une procédure que l’on a appris par cœur n’est pas un niveau 3 (même si cela peut être une étape indispensable pour l’atteindre un jour).
Ces trois niveaux sont les niveaux de base qui amènent à la capacité de faire. Il y a ensuite trois niveaux d’expertise dont l’ordre a beaucoup été contesté et discuté. Ils sont ici laissés dans l’ordre original, qui a ma préférence. [3]
4/ Analyser
C’est le niveau de la résolution de problèmes, de la décomposition, de la comparaison, et de la réparation. C’est le niveau qui donne la capacité de gérer l’anormal, l’inhabituel, l’exception.
Vous vous rappelez de Lei qui voulait être meilleure en Excel ? En fait, Lei utilise déjà correctement Excel et elle maîtrise toutes les fonctions élémentaires nécessaires à son travail quotidien. Par contre, quand quelque chose ne marche pas, elle n’arrive pas à trouver toute seule l’erreur et perd beaucoup de temps.
À l’issue de son apprentissage, Lei sera capable de :
- Rechercher les causes d’une erreur sur une feuille Excel
- Utiliser les correctifs nécessaires
Ce niveau nécessite de la pratique et parfois l’accompagnement ponctuel par un spécialiste, l’aide d’une communauté (forum, application de partage comme Stack Overflow pour les programmeurs, etc) peuvent aider Lei à atteindre ce but. Cela peut aussi être une formation avancée, bien étudiée, active, construite par un expert du « troubleshooting » et de la pédagogie.
5/ Synthétiser
C’est le niveau de la création, de l’amélioration, de l’optimisation. Ici, je peux dépasser, faire mieux, emmener plus loin.
Attention, on ne parle pas de créer « comme d’habitude », mais bien d’améliorer, de faire mieux ou différemment. On ne parle pas du forgeron qui produit « à la chaîne » des épées, mais bien d’un maître forgeron qui conçoit des œuvres uniques, quitte à ce qu’elles deviennent le nouveau standard ensuite.
Fabien a 15 ans d’expérience dans un bureau d’étude d’une usine qui fabrique des batteries. Il voudrait acquérir les compétences nécessaires pour rejoindre la R&D de son entreprise.
À l’issue de son apprentissage, Fabien sera capable de :
- Concevoir des designs de batterie innovants et disruptifs
On voit bien que peu de « formations » répondront au besoin réel de Fabien. A ce niveau, on pourrait imaginer une thèse industrielle en partenariat avec un laboratoire de recherche (CIFRE, etc). Ou un coaching individualisé ?
6/ Évaluer
C’est le niveau de l’expertise, la capacité d’évaluation et de jugement de très haut niveau. C’est le jury de concours qui va départager plusieurs créations. C’est le patron de la R&D qui va défendre la solution retenue auprès d’un CODIR. C’est ce DAF capable de prédire l’impact des évolutions macro-économiques sur son entreprise.
Pas de formation ici, le temps et l’expérience.
Un exemple concret
Maintenant que vous connaissez les six niveaux, prenons un exemple dans le milieu de l’industrie.
Le projet : mettre en place dans une usine française pilote une nouvelle procédure d’origine américaine qui a fait ses preuves en la localisant (adaptation aux spécificités techniques et culturelles locales).
À l’issue de leur formation respective :
· Le directeur national devra reconnaître la nouvelle procédure (niveau 1 : connaitre),
· Le directeur de l’usine devra expliquer la nouvelle procédure (niveau 2 : comprendre),
· Les opérateurs devront utiliser la nouvelle procédure (niveau 3 : appliquer),
· Le responsable production devra surveiller la mise en place de la nouvelle procédure (niveau 4 : analyser),
· Le responsable méthode devra adapter la procédure aux spécificités du site (niveau 5 : synthétiser),
· Les experts méthode au niveau national devront valider l’installation de la nouvelle procédure sur le site (niveau 6 : évaluer).
On voit bien que le temps de formation, de réflexion et d’action pour ces 6 catégories d’acteur n’est pas du tout le même.
Sans réflexion sur les objectifs et sur la taxonomie de Bloom, tous ces gens auraient pu être invité, de manière indifférenciée, à une même journée de formation à la nouvelle procédure ! On imagine facilement le désastre : perte de temps, d’énergie, de motivation.
Nous voilà au bout de l’article.
Petite question pour voir si vous avez bien suivi : à quel niveau de la taxonomie de Bloom la lecture de cet article vous a-t-il fait monter ?
Sources :
[1] Bloom, Benjamin S. Taxonomy of Educational Objectives (1956). Published by Allyn and Bacon, Boston, MA. Copyright (c) 1984 by Pearson Education.
[2] Blended: Using Disruptive Innovation to Improve Schools, Michael B. Horn, Heather Staker, Jossey-Bass, 1 edition, October 27 2014, ISBN-10: 9781118955154
[3] Anderson, Lorin W.; Krathwohl, David R., eds. (2001). A taxonomy for learning, teaching, and assessing: A revision of Bloom’s taxonomy of educational objectives. Allyn and Bacon. ISBN 978-0-8013-1903-7.